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L’interdiction du tabac dans les lieux publics provoque une révolution dans les pubs irlandais  Imprimer l'actualité

Cette mesure, approuvée par 80 % de la population, met fin à une tradition séculaire. Dublin de notre envoyé spécial

Sur le trottoir, devant O’Donoghue’s, l’un des vieux pubs de Dublin, Mark, un gaillard en bras de chemise, grille une cigarette en pestant. Un peu plus loin, sur le seuil de Maguire’s, autre pub célèbre, Danny fume avec avidité, et râle allégrement, une pinte de bière à la main. Mark et Danny devront pourtant s’y faire : l’Irlande est devenue lundi 29 mars le premier pays au monde à interdire le tabac sur les lieux de travail et dans les espaces publics fermés habilités à vendre de l’alcool.

Qui aurait pu prédire, il y a seulement quelques années, que les vénérables établissements enfumés, chers aux grands écrivains irlandais, et où bat le cœur de la vie sociale, seraient un jour la cible d’une mesure sanitaire d’autorité qui purifierait leur atmosphère en même temps qu’elle scellerait la fin d’une tradition nationale séculaire : aller boire et fumer au pub du coin de la rue ? Le fait que cette décision soit approuvée par 80 % des Irlandais, y compris par 60 % des fumeurs, témoigne, à lui seul, d’une petite révolution culturelle.

Selon le ministère de la santé, il fallait agir d’urgence. Sur les 27 % des 3,9 millions d’Irlandais qui fument, quelque 7 000 Irlandais meurent chaque année d’une maladie - cancer ou accident cardio-vasculaire - liée à la consommation de tabac. C’est six fois plus, précise l’association antitabac ASH, que « le total des victimes des accidents de la route et du travail, des meurtres, des suicides, de la toxicomanie et du sida ». Des dizaines de milliers d’autres subissent la nocivité du tabagisme passif.

D’où la prohibition radicale entrée en vigueur lundi. Les Irlandais ne peuvent désormais plus fumer là où ils travaillent, ainsi que dans les 10 000 pubs du pays, les restaurants, hôtels, bars, discothèques et clubs privés. Fumer reste autorisé dans les chambres d’hôtel, les hôpitaux psychiatriques, les maisons de retraite, les couvents, les monastères et les stades. Dans les prisons, l’interdiction frappe les gardiens, mais pas les détenus.

3 000 EUROS D’AMENDE

La loi demande aux « publicans » - les patrons de pub - de faire « tous les efforts raisonnables » pour que leurs clients respectent l’interdiction. Une quarantaine d’inspecteurs et trois centaines de fonctionnaires de l’autorité de sécurité sanitaire y veilleront sur le terrain, y compris le vendredi soir, à l’heure où aucun client ne peut bouger d’un pouce dans les pubs les plus fréquentés. Iront-ils jusqu’à faire le guet devant les toilettes ? Le non-respect de la loi coûtera aux récalcitrants jusqu’à 3 000 euros, mais, en vertu d’un délai de grâce, aucune sanction ne sera prise pendant les six prochaines semaines.

Comment, par ailleurs, « coincer » les délinquants, lorsqu’ils sont, par exemple, chauffeurs de fonctions, conducteurs de camions ou grutiers ? Une chose est sûre : la police n’a pas envie de faire la chasse aux fumeurs et, a-t-elle précisé, « d’être l’objet de la risée générale ». Hormis ces cas extrêmes, l’interdiction devrait être à peu près respectée, du moins dans les villes, car dans les pubs de l’Irlande profonde, bien des tenanciers n’ont pas l’intention de fâcher leurs vieux clients, pour quelques volutes de fumée illégales. La plupart des employeurs et les syndicats soutiennent le gouvernement.

TOURNÉE D’ADIEU

Pendant des mois, l’association Licenced Vintners, qui regroupe 95 % des pubs de Dublin, a mené un combat d’arrière-garde contre la loi, en invoquant notamment les menaces qu’elle ferait planer sur l’emploi. En fait, le secteur ne devrait guère souffrir, car, selon les enquêtes d’opinion, les Irlandais sont plus nombreux à envisager de fréquenter désormais plus souvent les pubs, que l’inverse. D’autant que les clients s’y sont toujours rendus plus pour boire que pour fumer.

Pour conserver leurs clients fumeurs, certains bistrotiers ont aménagé des espaces ouverts, chauffés, mais sans toit, ce qui leur permet d’échapper aux rigueurs de la loi. D’autres s’apprêtent à installer des cendriers fixes à même leur trottoir. Plus d’un million de cigarettes sans tabac, fabriqués à base d’« herbe », ont été mises en place, à titre de substituts, dans les distributeurs.

Le ministre de la santé, Micheal Martin, soulignait lundi, entre deux conférences de presse dans les pubs de Dublin, que l’interdiction répondait aux vœux de la grande majorité des Irlandais, conscients des ravages du tabac et favorables à une vigoureuse politique de prévention, en particulier à l’adresse des jeunes. La minorité rebelle s’est résignée avec nostalgie. Quelques-uns ont fait pendant le week-end une tournée d’adieu, cigarette au bec, dans leurs pubs favoris. Les membres du Decent Cigar Club ont respiré ensemble les vapeurs de leurs derniers havanes. Tous avaient le sentiment, à tort ou à raison, qu’une partie de leur identité irlandaise s’envolait en fumée.


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