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décryptage

Tabac : le lobby des ramasse-magot

Très actif et doté de copieux moyens financiers, le lobby cigarettier défend les intérêts d’entreprises par ailleurs championnes de l’optimisation fiscale. Plusieurs parlementaires s’en inquiètent et sonnent l’alarme.
par Renaud Lecadre
publié le 8 mai 2019 à 20h06

La moutarde commence à monter au nez de divers parlementaires, ici ou ailleurs. Comme François-Michel Lambert (député PRG), Xavier Iacovelli (sénateur PS), Philippe Juvin (eurodéputé LR) ou encore Michèle Rivasi (eurodéputée EE-LV) - mais pas un seul élu LREM… Tous indignés contre le business des géants du tabac, et surtout le lobbying qui va avec. Depuis quelques jours, quelques semaines, quelques mois, ils multiplient les questions écrites, lettres ouvertes et autre demandes d’enquêtes parlementaires. Auprès de l’Elysée, de Bercy, de Bruxelles. L’absence de réponse officielle ne fait que renforcer leur conviction : l’industrie du tabac aurait gangréné les démocraties française et européenne, rien de moins.

Sur le simple plan budgétaire, la cigarette rapporte 15 milliards d’euros par an à l’Etat français, sous forme de taxes et de redevances diverses, quand le tabagisme coûterait 130 milliards à notre système de santé. Bilan très négatif, donc. Dans une stricte logique de pollueur-payeur, les fumeurs - et surtout les fabricants qui les alimentent - devraient payer derechef. Sauf que le lobby du tabac - encore plus puissant que ceux de l’alcool ou des pesticides, c’est dire - persiste en son œuvre. Revue des détails qui fâchent.

Frais de santé : soulager les non-fumeurs 

En France, le tabac rapporte 15 milliards d'euros par an aux pouvoirs publics, sous forme de taxes diverses et variées. Mais il coûterait en parallèle quelque 130 autres milliards, sous couvert de lutte contre le cancer et autres dégâts collatéraux du tabagisme. Pour rééquilibrer les comptes, il faudrait porter le prix du paquet de clopes entre 40 et 50 euros… «Il n'est plus possible que les 75 % de non-fumeurs financent les profits amoraux des cigarettiers qui partent dans les paradis fiscaux nourrir grassement les actionnaires pendant que les assurés sociaux financent les cancers», s'insurge à raison le député Lambert - (et c'est un fumeur qui écrit cet article). Il aimerait donc faire passer les industriels à la caisse : «Il est temps que seul le tabac finance les coûts indirects et induits du tabagisme.» Plutôt que d'augmenter toujours plus le prix du paquet, au risque d'entamer le pouvoir d'achat de fumeurs ayant parfois l'occasion de revêtir un gilet jaune, il envisage de ponctionner directement les véritables profiteurs. On lui souhaite bien du courage.

Lobbying : influence à tous les étages

C'est le cœur du sujet, à Paris mais surtout à Bruxelles. «Le débat sur le commerce parallèle des cigarettes est un double révélateur, diagnostique Michèle Rivasi. Celui des limites institutionnelles de l'UE et de l'exploitation que peut en retirer un lobby aussi puissant, organisé et riche que celui du tabac.» Début avril, elle aussi a tenté d'organiser un colloque parlementaire à ce sujet, qui aurait été pertinent avant les élections européennes, avant d'y renoncer - partie remise. François-Michel Lambert traduit : «On connaît la capacité de la Commission européenne à être influencée par les lobbys. Mais ce qui est étonnant, c'est que le gouvernement français suive sans rechigner. Seuls le lobby du tabac et ses alliés s'en réjouissent !» Xaxier Iacovelli, donnant le coup de pied de l'âne : «On a trop fait preuve de mansuétude vis-à-vis des marchands de tabac. Il faut que cela cesse avant que cela ne devienne de la complicité.» En juin 2013, British American Tobacco avait tenu à minorer son lobbying auprès d'une cinquantaine de parlementaires, réunis par ses soins via à un déjeuner au sein d'un «club d'amateurs de cigares», en le quantifiant ainsi : «Le coût était précisément de 104 euros par participant, inférieur au seuil de 150 euros à partir duquel un député est tenu d'en faire la déclaration.» Sauvé in extremis.

Traçabilité : l’autorégulation en toute opacité 

Depuis l'augmentation massive des taxes sur le tabac, pour des raisons autant sanitaires que budgétaires, portant le paquet de clopes à plus de dix euros, le marché parallèle explose. Via Andorre ou la Belgique, pays à plus faible fiscalité en la matière. Le manque à gagner pour les Etats voisins serait de 15 milliards d'euros à l'échelle européenne, dont 3 pour la France. L'outil permettant de lutter contre ce trafic est pourtant là, sur la table, depuis le protocole de 2013 à une convention de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), théoriquement en vigueur depuis l'été 2017 via sa ratification par plus de 40 Etats signataires : il s'agit d'apposer sur chaque paquet un mouchard permettant de suivre son parcours, de l'usine au débitant de tabac, histoire de vérifier si les géants du secteur n'alimenteraient pas volontairement le marché parallèle. Mais l'OMS insistait sur un point essentiel : la traçabilité devra être assurée par un organisme indépendant. Les métaphores ont alors fleuri (Libération du 23 novembre 2018) : ne pas confier «au renard la garde du poulailler», ou «à Al Capone la lutte contre le crime organisé».

Le diable sait pourquoi, la Commission européenne s'échine depuis à confier cette traçabilité aux professionnels de la profession, faisant mine de traduire la convention de l'OMS, mais en violant outrageusement sa philosophie. En France, Gérald Darmanin, ministre du Budget, s'échine également - jusqu'à un décret datant du mois de mars - à favoriser l'autorégulation du business du tabac. Il est vrai que son directeur de cabinet au ministère des Comptes publics est un ancien DG des douanes - service privilégiant parfois les filatures suivies de saisies aussi spectaculaires que ponctuelles aux racines du mal. «J'en ai ras-le-bol de ces pseudo-échanges douanes-cigarettiers sur le commerce parallèle, s'indigne le sénateur Xavier Iacovelli, ils ne visent qu'à cacher leur responsabilité dans ce fléau.» Le député François-Michel Lambert, pour sa part, a organisé début avril une réunion sur ce thème à l'Assemblée dans le cadre du «grand débat national», et d'en conclure : «Il est possible de récupérer chaque année plusieurs milliards d'euros, en complétant la lutte contre le tabagisme par une lutte contre les pertes financières [essentiellement fiscales, ndlr] d'un système opaque.»

Coût du nettoyage : des mégots aux frais des gogos

Chaque année, quelque 6 000 milliards de mégots sont jetés dans la nature (dont 60 milliards pour la seule France). Ils mettent une douzaine d'années à se dissoudre plus ou moins. On peut toujours tenter de faire payer les fumeurs, de les verbaliser sur la voie publique en flagrant délit. Mais autant vider la mer avec une petite cuillère. Etablissons un parallèle yaourtier : chaque pot en plastique fait l'objet d'une taxe de 30 centimes versée à l'organisme Eco-Emballages, chargé du recyclage. Libre à Danone ou autre fabricant de produits laitiers de la refacturer ensuite au consommateur. «Si on taxe les pots de yaourt, pourquoi pas les mégots ?» fait mine de s'interroger le député des Bouches-du-Rhône, François-Michel Lambert. A l'entendre, il serait possible de ponctionner les majors du tabac à hauteur de 10 milliards d'euros supplémentaires par an. Car, nonobstant une baisse en volume des ventes de cigarettes (- 9,2 % en 2018), leur valeur marchande reste obstinément orientée à la hausse (+ 4,4 %). L'argent est donc là.

La fiscalité : nomadisme et optimisation

Surprise, les quatre géants du tabac (Philip Morris, British American Tobacco, Japan Tobacco et Imperial Tobacco, qui via le rachat d'Altadis en 2008 détient ce qui fut la Seita) ne paient quasiment aucun impôt en France. Certes, la Chine concentrerait à elle seule 40 % du marché mondial (production et vente à domicile, via un monopole local). Restent les quatre autres grands, dont le bénéfice cumulé à travers le monde s'élevait en 2017 à 18 milliards d'euros. Ils ne possèdent aucune usine en France, leurs clopes étant essentiellement fabriquées en Europe de l'Est. Pour plus de sécurité fiscale, leurs paquets vendus dans l'Hexagone transitent au préalable aux Pays-Bas, paradis fiscal des multinationales logé au sein de l'UE - c'est le cas de British American Tobacco Western BV, filiale de ce géant anglo-saxon. «Il faut dénoncer l'optimisation fiscale des fabricants de tabac dans chacun des pays de l'UE», s'insurge le député François-Michel Lambert, pointant particulièrement British American Tobacco, «qui vient encore de licencier 50 salariés en France tout en affichant des profits indécents.» Il envisageait de se greffer sur le projet de loi gouvernemental visant à taxer les Gafam, autres adeptes du nomadisme fiscal, à hauteur de 3 % de leur chiffre d'affaires. Avant de renoncer. Caramba, encore raté : il faudra donc attendre une autre fenêtre parlementaire d'ici la fin de l'année.

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